“L’Immortelle”
L’astre de l’Orient, la voix des Arabes, ou tout simplement « L’Immortelle », autant de vocables témoignant l’ampleur de la légende entourant la chanteuse d’une civilisation entière. Elle était aussi La Dame (« El Sett »), marque déposée de la féminité, d’une essence dont s’enivraient pachas et charbonniers avec un respect quasi-mystique.
Sans doute parce qu’inaccessible au commun des mortels, elle brillait pourtant dans le ciel de chacun. Ce fut la diva de tous les superlatifs. Et sans doute garde-t-elle encore cette aura quarante ans après sa mort.
Oum Kalsoum a reflété au moment de leur indépendance l’aspiration à la liberté des Arabes du XXè siècle. Mais plus encore, elle a contribué à construire un pan de leur identité moderne, à la fois dans le refus de la soumission aux valeurs occidentales, et dans le rejet d’un traditionalisme passéiste. Cette intelligence de la mécanique du respect et de la transgression se double chez la diva d’une intelligence stratégique, qui a par exemple su faire des objets qui la caractérisent de véritables fétiches : lunettes noires, chignon laqué, mouchoir blanc, une austérité monacale, un port pharaonique, corps immobile, sombres robes aux longues manches, supports d’un culte qu’elle a elle-même orchestré. Il n’est pas faux de parler d’un culte à son propos. Pour en sonder la ferveur, il suffit de marcher dans n’importe quelle rue du Caire, de Damas, de Tunis, où lui est renouvelée une fidélité indéfectible à travers la multiplication des cafés portant son nom ou la vente de ses enregistrements.
Un culte porté aussi par une ferveur pieuse, et aiguisé par sa relation au public, faite de mystère, de désir, de frustration, et de pur plaisir musical, jusqu’à déclencher le fameux tarab, cette émotion artistique d’intensité maximale. Phénomène musical et incarnation de l’âme d’un pays, voir d’un peuple, Oum Kalsoum donne à entendre, dans ses inoubliables prestations scéniques longues de plusieurs heures, seule sur le devant de la scène, debout, dans une posture hiératique, la voix et la fierté d’être Arabe.
Née au début du XXe siècle dans une famille pauvre, la jeune Fatima Ibrahim al-Sayyid al-Beltaguie est la fille d’une femme au foyer et d’un père imam. Ce dernier chante et enseigne le chant pour faire rentrer un peu d’argent à la maison. Très tôt, il détecte le talent inouï de sa fille. Mais dans cette Égypte dominée par la tradition, il n’y a qu’une seule possibilité pour faire chanter sa fille sur scène, en la déguisant en garçon, et cela jusqu’à l’âge de 16 ans.
Par la suite, sa voix irrésistible dotée d’une note masculine très troublante lui fait rencontrer le célèbre poète Ahmed Rami, qui lui va dédier 137 chansons. Le virtuose de Mohamed El Qasabj lui ouvre grand les portes du fameux Palais du théâtre arabe. Dans les années 1930, lors d’une tournée triomphale dans les pays arabes, elle conquit les cœurs d’un public de plus en plus vaste, renforcée aussi par ses apparitions au cinéma, dans de nombreux films comme Weddad en 1936, Le Chant de l’espoir en 1937 ou Aïda en 1940.Une carrière de 50 ans.
À cette époque, sa célébrité atteint de tels sommets que les rues du Caire se vident pendant trois heures chaque premier jeudi du mois quand elle donne son concert mensuel à la radio. Après une lente introduction instrumentale qui faisait monter le suspense, la voix jaillissait comme une caresse incendiaire qui s’étire indéfiniment. Puis arrivait les cascades de variations hypnotiques mawwal, nourries de silences, chargées d’électricité.
« Douk al houb » (goûte l’amour) clamait Oum Kalsoum qui s’enivrait volontiers de mots et de sentiments. Son chant au bord de la pâmoison ou du sanglot s’arrêtait en un soupir suggestif avant de reprendre, plus conquérant que jamais.
Elle avait une autre particularité, celle de faire l’unanimité, aussi bien auprès du petit peuple qu’auprès des intellectuels, tel Naguib Mahfouz, qui s’incline devant sa maîtrise de la langue arabe et sa culture poétique. Dotée d’un sens politique remarquable, Ola chanteuse était terriblement attirée par le pouvoir. Elle a traversé tous les régimes, celui du roi Fouad jusqu’en 1936, celui du roi Farouk jusqu’en 1952, et bien sûr, celui du président Nasser qui a été son heure de gloire. Elle était fascinée par l’opulence de la vie de cour, mais lorsque Nasser est arrivé, tout s’est passé comme si son propre village accédait au pouvoir : ces militaires étaient des paysans comme elle.
Devenue « la voix du régime », Oum Kalsoum chante la nationalisation du canal de Suez, la redistribution des terres aux paysans, la construction du barrage d’Assouan à une époque où Nasser est considéré, avec Tito et Nerhu, comme une des grandes figures du mouvement anti-impérialiste.
Celle qui considérait sa voix comme un don de Dieu s’est éteinte en 1975, déclenchant le même degré de passion que sa carrière qui aura duré plus de cinquante ans. Trois millions de personnes assistent aux funérailles pour pleurer la chanteuse devenue icône nationale, qui avait réconcilié la nation en 1967 avec sa chanson Al Atlal après la défaite militaire de l’Égypte contre Israël.
Son musée au Caire accueille toujours plus d’admirateurs et elle continue d’exister, inspirant les artistes à travers le monde. Mieux qu’une icône Oum Kalsoum est devenue une muse.
Atika Najar